Les Portes 



Le dîner chez Séverine s’était passé comme d’habitude. Jean-Yves avait parlé de sa thèse sur « la Notion », de Hegel, dont il retraçait l’évolution et la transmutation dans l’œuvre de Marx et même, pensait-il, de Lucien Goldmann ; Marie-Christine avait passé une heure entière à louer la troupe dont Caro faisait partie, et dont le chef réussit à écrire et mettre en scène une version moderne de Femmes phéniciennes de Sophocle ; et Angèle avait raconté, comme toujours d’ailleurs, ses aventures amoureuses à faire dormir debout. Yannick les avait écoutés, sans parler ni de sa vie quotidienne ni de ses lectures. En fait, il n’a jamais su parler de quoi que ce soit. A chaque fois qu’il ouvrait la bouche, les mots s’arrêtaient puis quittaient sa gorge vers un lointain qu’il n’a jamais pu pénétrer ni voir, mais qu’il apercevait parfois entre des lames et des ressacs infinis.

La rue Diderot était vide. Il aurait du quitter plus tôt. Tous les bistros étaient déjà fermés : il ne pourrait pas prendre un verre pour démêler les idées de la soirée ou, mieux encore, les ensevelir derrière la lice du silence. Heureusement, il pluvinait. Il enleva son manteau et sa chemise, sentit et écouta les gouttes pénétrer sa peau, aplatir ses cheveux et ruisseler entre les rides de son visage. « C’est bon, c’est bon. Tout s’efface déjà. » Il lui suffirait de se préparer une tisane et quelques petits gâteaux, lire un peu puis dormir en pensant aux jambes de Marie-Christine plutôt qu’à sa voix de corbeau.

Près de chez lui, il revit le clochard avec qui il avait bu une fois au Bistrot d’Alain. Il lui offrit une pièce de dix francs :

« Je n’ai pas d’alcool chez moi. Je t’en aurais offert.

Il sortit une bibine de sa poche, en prit une lampée et tendit la bouteille à Yannick. Celui-ci essuya sa bouche et le goulot avec son manteau, but un coup et rendit la bouteille.

« Merci. J’en avais besoin.

- Alors t’es tellement rempli que ça déborde. Il faut bien quelqu’un pour tout ramasser.

Yannick regarda le ciel. Un nimbostratus sombre arrivait lentement du nord.

« Il va pleuvoir des cordes dans pas longtemps.

- Oui, on dirait. » Le clochard ne regarda même pas le ciel. Il reprit une lampée et sortit de sa poche un stylo et un petit carnet.

« Tu ne veux pas rentrer chez moi. Tu vas être trempé ici.

Yannick remarqua deux autres clochards sous l’escalier. Il distinguait très bien le premier, qui portait un imperméable rouge et un pantalon carreau bleu et blanc, avait les cheveux roux et les yeux pétillants, comme ceux d’un chat devant une tranche de viande crue, et un visage basané où l’on distinguait bien quelques rides et un nez en trompette. Quant au deuxième clochard, Yannick pouvait à peine le distinguer, vu qu’il était tout engoncé par le col de son manteau noir et se tenait loin de la lumière de l’abat-jour, qui éclairait le visage de son compagnon. Ce deuxième compère se déplaçait pourtant et faisait les cent pas, sous l’escalier et le long de la partie du trottoir abritée par les balcons de l’immeuble, ce qui révéla une légère claudication, seul trait qui le distinguait. Yannick vit une ligne verticale rouge vif, entre les deux clochards, qui s’allongeait et se rétrécissait au fur et à mesure que le clochard en noir se déplaçait.

« Le carnet… c’est pour quoi ?

Yannick aperçut une autre ligne, cette fois entre son interlocuteur et le deuxième clochard. Elle était gris foncé et se voyait à peine dans le noir ; mais, en l’examinant pendant quelques instants, il y discerna plusieurs nuances de gris qui s’enchevêtraient et même des traces de bleu, de jaune et d’autres couleurs, qui paraissaient plus vives du côté du clochard noir, malgré la distance qui le séparait de Yannick. Il en fut émerveillé. C’était beau. Des instants passèrent où il ne vit plus rien que ces lignes et leurs extrémités.

Il se retourna pour en parler au premier clochard, mais celui-ci l’avait quitté et descendait la rue Antoine vers la gare. Yannick regarda l’escalier en face. Les deux autres clochards, ainsi que les lignes qui les reliaient, avaient disparu. Un chat de gouttière retraçait les pas des clochards le long du trottoir. Un dernier lampadaire d’appartement, dans l’immeuble en face, s’éteignit. Les ampoules des deux seuls réverbères de la rue étaient grillées. Le nimbostratus était arrivé au-dessus de la ville, mais le vent s’était calmé, et le nuage s’était donc figé au milieu du ciel. Yannick se retourna, ouvrit la porte, et monta les dix marches vers le premier étage.


Il prit une aspirine, but un verre d’eau et s'avachit sur le canapé. Il ferma les yeux pendant quelques minutes. Il entendit l’accordéon de la voisine ; elle jouait un air, de Stravinsky, qui ressemblait plus aux hardes du clochard qu’au nuage sombre qui couvrait encore le ciel.

La musique s’arrêta. Il ouvrit les yeux et regarda le mur devant lui. Il n'en croyait pas ses yeux. Normalement, il y avait deux portes en face : celle à gauche menait à la cuisine et l’autre à la chambre. Il se frotta les yeux. Il avait bu pas mal, mais il n’hallucinait quand même pas : il voyait, en effet, trois portes. Il tremblait. Il regarda le séjour tout autour, pour s’assurer qu’il était bien chez lui. Rien n’avait changé : le vieux phonographe, le tapis chinois en face du sofa et sous la vieille table en bois de chêne couverte d’amas de journaux, la buée et le givre sur le carreau de la fenêtre, la bibliothèque avec ses deux étagères de livres anciens et ses trois étagères de livres de poche, le vieux piano, dans la salle à manger, qu’il avait acheté pour quatre sous aux puces, et la tasse de café et la boîte de madeleines qu’il avait laissées sur le guéridon, à côté du canapé… tout était là. Il ne manquait rien—sauf peut-être les mouchoirs que, d’habitude, il laissait traîner un peu partout, mais qu’il avait décidé de jeter en nettoyant la maison dimanche. Il était bien chez lui.

Il se leva et alla ouvrir le phonographe, où il vit la Sérénade mélancolique de Tchaïkovski. Il ne se rappelait pas avoir écouté ce vinyle récemment… En fait, il ne l’avait jamais écouté. C’était un cadeau, de Jean-Yves, qu’il avait complètement oublié. Samedi, Yannick avait écouté Les cloches de Rachmaninov, et c’était la dernière fois qu’il avait utilisé le phonographe… mais, « je suis ivre, se dit-il, je ne me rappelle plus…. » Il l’alluma et se mit à la fenêtre. Dehors tout était tellement sombre, qu’il n’arrivait même pas à distinguer le ciel des nuages. Vers la moitié de la sérénade, il y eut un crachin, qui fut sitôt suivi d’un frimas. La musique s’arrêta brusquement, puis la Sérénade mélancolique reprit. Un violon quelque part dans l’immeuble l’accompagnait désormais. Yannick eut peur. Il se retourna et regarda le mur en face : il y avait toujours les trois portes, fermées. Il se dirigea vers la première, qui menait à la cuisine, et l’ouvrit lentement.


La salle, qui n’avait plus rien d’une cuisine, était très spacieuse et envahie par une lumière éblouissante, qui venait de partout. Il baissa les yeux, en attendant qu’ils s’accoutumassent à la lumière. Il regardera alors les murs et y vit toutes sortes de couleurs : des rouges, des violets, des jaunes, des bleus, mais aussi, et surtout, des couleurs qu’il n’avait jamais vues de sa vie et qui étaient beaucoup plus vives et lumineuses que les autres. Il s’enfonça dans la salle, qui devenait de plus en plus vaste. Il essaya d’atteindre les murs, mais ils reculaient tous dès qu’il se déplaçait vers l’un ou l’autre. Il finit par se trouver au milieu de la pièce, dans une sorte de point central qu’il n’arrivait pas à quitter : quand il marchait, tout se reconfigurait pour le maintenir dans le centre de gravité, où se rencontrait une multitude de faisceaux de lumière. Il trouva enfin une chaise en or massif et s’y assit. Elle était clouée au sol et dirigée vers le mur est. Il observa alors le mur, où les couleurs changeaient et s’entremêlaient curieusement. De temps en temps, elles s’arrêtaient et se figeaient dans une image, où il crut voir l’ébauche d’un paysage et des objets divers sans cohérence aucune. Ceci ne durait que quelques secondes.

Après plusieurs minutes, il sentit des gouttes tomber sur ses bras, sa tête, et ses épaules. Ce n’étaient pas des gouttes de pluie… même pas des gouttes d’eau, ni d’un liquide quelconque… mais des gouttes quand même. Il les sentait sur sa peau, comme il avait senti la bruine dehors ; il les entendait tapoter et couler sur ses joues. Elles avaient aussi une odeur particulière, qu’il n’arrivait pas à placer, et qui ne laissait de changer un peu dès qu’il voulait bouger ou se retourner pour regarder les autres murs. Il essayait de penser à un certain souvenir que l’odeur lui rappelait, mais il ne le trouvait pas : la lumière, les couleurs et les odeurs dans la pièce lui offraient tellement de stimulus variés qu’il ne pouvait les démêler, les séparer et les identifier…. Il ne pouvait point se former des images visuelles ou auditives qui fussent assez claires ou durables.

Une créature sortit du mur bleu à sa droite et se dirigea vers lui. Elle se métamorphosait à chaque pas qu’elle faisait et à chaque goutte qui tombait sur Yannick : un instant elle fut moitié homme, moitié chien, un autre enfant et chat, puis éléphant, arbre et souris. Ça l’étourdissait de la regarder. Quoi que fût la forme qu’elle prenait, elle était à chaque fois bigarrée et chamarrée de toutes sortes d’ornement, qui reflétaient la lumière de la salle et se transformaient parfois en miroirs, qui renvoyaient une image de tout ce qui occupait l’espace autour et s’y confondaient parfois, ce qui augmentait le déséquilibre dans lequel Yannick se voyait s’enfoncer.

La créature, malgré ses métamorphoses continues, gardait toujours une bouche—ou plutôt une sorte d’orifice dans la partie supérieure de son corps—qui s’ouvrait et se refermait comme pour respirer. Elle se mit en face de Yannick et émit des sons inintelligibles puis parut articuler des mots qu’elle n’arrivait pas à vocaliser. Yannick, qui ne connaissait pas le langage des sourds-muets, ne comprit rien. Il avait peur de cette créature, de cet objet animé qui voulait lui communiquer une nouvelle, tantôt d’un air sauvage, tantôt d’un air abattu ou même, tout au contraire, allègre.

Elle finit par s’arrêter de bouger et se pétrifia devant lui. Yannick alors la palpa et la trouva molle en certains endroits, plus dure en d’autres, humide par-ci, très sèche ou rugueuse par-là…. Sa forme, sa structure et sa composition ne présentaient aucune uniformité matérielle. D’ailleurs, au fur et à mesure que Yannick la tâtait, elle fondait et s’émiettait puis finit par se faufiler entre ses doigts et disparaître complètement en laissant sur le sol une flaque liquide, dont l’odeur s’apparentait à celle des gouttelettes invisibles qui tombaient toujours. Yannick s’inclina pour regarder la flaque de plus près et essayer de la toucher, mais il n’y rencontra qu’un vide, dont la froideur était le seul aspect qui le distinguait de l’atmosphère de la salle. Yannick remarqua aussi que la surface du liquide, sans être mâte, ne reflétait rien. Il ne pouvait y voir ni sans visage, ni les murs, ni le plafond. Pourtant, quelque chose y luisait et lui conférait cet aspect liquide.

Il se leva et regarda autour de lui. Tout avait disparu. Il retrouva, à la place de la vaste salle, sa cuisine intacte : La poêle sur le petit chauffe-plats, le brasero, qu’il amenait aux piques-niques, sous la table, l’assiette sale dans l’évier, les quatre placards, le carrelage en fleurs bleues et blanches, la peinture naïve et l’horloge en forme de grosse cuiller sur le mur, les deux livres de recettes qu’une amie lui avait légués, sur la desserte, le réfrigérateur sous les placards, et la fenêtre, qui donnait sur la rue Antoine.

Il prit un panaché du frigo, le but d’un trait, sortit et referma la porte.


Il retrouva les trois portes. Il ouvrit la deuxième, celle qui n’existait pas du tout avant cette nuit et qui avait remplacé la cloison et une réplique de La danse de la vie de Munch. Il entendit comme le bruit de centaines de personnes qui s’affairaient et se déplaçaient sans cesse d’un endroit à l’autre. Il s’introduisit dans la salle. Il la trouva plus petite et moins éclairée que la première. Il remarqua surtout une multitude de petits bonhommes qui allaient du mur est au mur ouest, sans se bousculer ni avoir l’air de penser deux fois à ce qu’ils faisaient. Ils ramenaient du mur est, à chaque parcours, un objet coloré et le plaçaient dans un orifice dans le mur ouest. Il les observa et nota qu’ils étaient tous transparents. Il coura alors derrière l’un d’eux et essaya de le toucher, mais il était immatériel, et ni celui-ci, ni aucun des autres ne semblait remarquer la présence de Yannick. Il abandonna alors son entreprise et se dirigea vers le mur est.

Les bonhommes, comme des fantômes, passaient parfois à travers Yannick pour récupérer des objets du mur, y reboucher un trou ou en faire un nouveau, de forme souvent géométrique. Il s’approcha d’un des trous qu’il trouva assez gros pour y introduire sa tête. Il y vit alors la salle de tout à l’heure, avec toutes ses couleurs et même quelques créatures, de toutes tailles et couleurs, qui se métamorphosaient, comme celle qu’il avait vue. Il voyait les avant-bras et les mains des bonhommes entrer et sortir à travers les trous et capter des poignées de couleurs, qui, étant assez malléables, prenaient la forme du trou en y sortant.

Il constata, en marchant vers le mur ouest, que le sol était plus glissant que celui de la première salle. En outre, malgré la relative obscurité, il discerna des lignes par terre que les petits bonhommes suivaient, et qui changeaient d’angle et de direction chaque fois qu’un de ces messagers en empruntait une. Certaines d’entre elles se coupaient avant d’arriver au mur ouest. Le bonhomme, qui arrivait au bout d’une telle ligne, jetait alors ce qu’il avait emmené et revenait au mur est récupérer d’autres couleurs. L’objet multicolore ainsi abandonné finissait par se dissoudre et disparaître complètement, dans la matière du sol, contribuant quand même parfois à la genèse d’une nouvelle ligne.

Des figures géométriques diverses étaient dessinées sur le mur ouest. Les petits messagers collaient sur la figure correspondante chacun des objets qu’ils rapportaient. Cet objet, avec ses couleurs, se transformait alors en image qui s’infiltrait dans le mur et y disparaissait, sans pour autant se décomposer, comme dans une loufa. Yannick tâta le mur, qui se révéla mou, humide et poreux. Il pouvait même y enfoncer le doigt, ce qui exposait des images diverses assez précises. Il continua d’observer le mur et les couleurs que les messagers y plaçaient et vit la plupart des couleurs se coaguler ou se mélanger à chaque fois pour former des images bien définies. Ce qui était désorganisé, instable et difforme dans la première salle acquérait ici une forme que Yannick reconnaissait.

Sachant que ni sa présence ni son corps ne semblaient déranger le trajet des messagers, il alla vers le milieu de la salle, où il trouva une chaise en fer forgé fixée sur le sol et dirigée vers le mur ouest. Il s’y assit, mit les mains sur la nuque, se croisa les jambes et observa le mur. A cette distance, il aurait certainement, pensait-il, une vue d’ensemble et pourrait mieux comprendre les scènes qui s’y déroulaient peut-être. Il voyait maintenant, en effet, toute la surface du mur. Les bonhommes, étant transparents, ne constituaient pas un vrai obstacle. Il discernait tout ce que l’œil nu pouvait capter sur le mur. Des images se formaient devant ses yeux, tout comme tout à l’heure. Des centaines et des milliers d’objets naturels, d’outils, d’animaux, d’hommes et de femmes se déferlaient sans ordre particulier. Toutefois, aucun de ses objets ne se joignait à d’autres pour constituer une scène ou un paysage quelconque, ce qui dépita Yannick et finit par l’ennuyer.

Un homme grand et robuste vint vers lui pendant qu’il se levait. Ce pithécanthrope avait les yeux bleus, les cheveux noirs, le teint bistre et les bras longs et musclés. Il portait une chemise rouge à manches courtes, un pantalon bleu et un gilet vert et jaune. Yannick voulut lui adresser la parole, mais l’homme l’arrêta et déversa un flot de mots. Il s’escrimait à communiquer quelque pensée, transpirait, gesticulait et tanguait. Seulement, Yannick ne saisit aucun bout de phrase. Tous les mots que l’homme énonçait étaient des mots français—que Yannick connaissait donc bien—mais il les disposait dans un ordre quelconque ou, plutôt, il ne les ordonnait pas du tout, et tout ce qu’il disait n’avait, en fin de compte, aucun sens. Frustré enfin, il toisa Yannick d’un air ahuri et niais, se retourna et alla dans la direction du mur ouest. Arrivé la-bas, il plaça les mains sur le mur et s’y enfonça progressivement dans une susurration qui envahit la salle pendant quelques minutes. Il disparut tout entier enfin et laissa une tâche, sur le mur, que quelques couleurs vinrent remplir et transformer en une figure plate, qui lui ressemblait mais avait moins d’éclat et de couleur.

Yannick se leva et suivit la seule ligne qui ne menait ni à l’un ni à l’autre mur. Elle le guida vers la porte.


La salle de séjour était plus sombre que tout à l’heure. Il se dirigea vers la fenêtre. Le nimbostratus et le brouillard s’étaient épaissis. Le phonographe s’était éteint, mais le violon qui l’avait accompagné interprétait toujours La sérénade mélancolique. Yannick se retourna et aperçut un éclair entre lui et la troisième porte. Il se dirigea vers elle et la trouva plus épaisse et plus lourde à ouvrir que les deux autres. Il s’introduisit enfin dans la chambre qu’il trouva transformée en un espace plus long mais plus étroit.

Elle était divisée en deux parties, l’une sombre et l’autre baignant dans une lumière éthérée. Il s’aventura d’abord dans la partie sombre, pour voir ce qu’il réussirait à discerner de plus près. Il ne vit rien. Les deux parties étaient parfaitement séparées, comme par un mur ou une barrière invisible, tel qu’aucun rayon lumineux ne pénétrait dans le côté sombre. Il s’aventura plus loin dans l’obscurité. Son corps ne heurtait rien de bien solide, mais il sentit un courant d’air, et plus il s’enfonçait dans le noir et approchait l’est de la pièce, plus ce petit vent se refroidissait, jusqu’à ce que Yannick ne put plus aller plus loin, tellement ses pieds étaient gelés. Il sentait aussi des graines de sable frapper son visage, s’attacher à ses cheveux et brûler sa peau, malgré le froid. Il rebroussa chemin et parvint, non sans difficulté au début, à sortir de la partie obscure. Son corps sitôt se réchauffa et ses membres peu à peu se ranimèrent. Il vit alors des images bidimensionnelles et toujours d’un seul objet sortir du noir et se déplacer lentement vers l’autre bout de la pièce. Des lignes enchevêtrées de toutes longueurs et épaisseurs couvraient le sol. Il marcha dessus et alla vers le mur ouest. Il remarqua, juste avant de l’atteindre, qu’une cloison translucide séparait ce dernier du reste de la pièce. Sur la cloison elle-même, il se dessinait des scènes et des paysages, parfois animés, parfois en nature morte. Il regarda derrière lui et distingua des créatures diaphanes blanches qui transportaient les images dimensionnelles et les emmenaient à travers la cloison vers le mur ouest. C’était alors que certains des ces objets que représentaient les images diverses se rassemblaient sur le mur et formaient les scènes et les paysages qu’il voyait sur la cloison, qui, elle, fonctionnaient donc comme un écran pour ce que le mur y projetait.

Un homme alors arriva qui ressemblait beaucoup au personnage que Yannick avait rencontré dans la deuxième salle, et qui avait autant de couleurs sur les habits que la créature dans la première. En s’approchant de Yannick, ses couleurs se fusionnèrent et ses habits devinrent alors tout blancs, puis tout gris, et enfin, une fois qu’il eut ouvert la bouche pour parler, ils prirent une couleur mordorée, et son visage devint cireux. Il avait la même voix que le type dans la deuxième salle, mais il articulait un peu mieux et prenait un ton atrabilaire, qui rappelait la créature métamorphosée. Il proféra alors un discours sur la mélancolie que Yannick reconnut comme une traduction d’un passage de The Anatomy of Melancholy de Robert Burton. Il l’écouta pendant plus d’une demi-heure. L’homme parut enfin fatigué et parlait d’une voix éplorée. Il finit par arrêter sa harangue. Un liquide jaune visqueux sortit alors de sa bouche et se répandit sur ses habits et par terre. Il dévisagea Yannick, qui ne savait que dire, et se retourna enfin, traversa la cloison et disparut dans le mur dans un paysage hivernal projeté sur la cloison et qui ressemblait à bien d’endroits déserts où Yannick séjournait parfois pour étudier. Il eut un chuchotement derrière l’écran. Des fantômes parurent discourir pendant quelques instants en observant le paysage puis finirent par disparaître avec lui et se dissoudre dans la lumière du mur.

Yannick voulait alors voir le mur. La cloison étant d’une plus petite longueur que la salle, il pensait aller autour. Il gagna alors le bout de la pièce, où il y avait assez d’espace pour qu’il pût pénétrer. Il se glissa entre le mur sud et la cloison. Il découvrit que cette dernière était très épaisse, si bien qu’il y avait une sorte de couloir qu’il dut traverser et qui, de surplus, n’aboutissait pas au mur, mais à un autre couloir q’une lumière blanche éblouissante envahissait. Plus il s’approchait du bout du passage, où il entrevit une sortie, plus la lumière devenait éblouissante, si bien qu’arrivé à l’ouverture vers le mur, il ne put plus ouvrir les yeux. La lumière qui émanait du mur n’était pourtant pas brûlante ni trop froide. Elle n’était pas accompagnée de bouffées gelées, ni d’une tramontane, ni d’une déflagration quelconque. En fait, une atmosphère paisible régnait dans cet espace entre le mur et la cloison.

Il serra les yeux et essaya d’aller palper le mur. Une sorte de main l’arrêta alors. Il la sentait mais ne réussissait pas à ouvrir les yeux pour la voir. Elle était douce mais forte. Elle le mena vers l’entrée du vestibule. Il comprit qu’il devait rebrousser chemin et rentra dans la salle, où il trouva une chaise en face de l’écran. Il s’assit et regarda de nouveau les scènes et les paysages qui s’y brossaient. Mais, cette fois, ils finirent par se désagréger et presque disparaître complètement sous des mots. Ces derniers, incompréhensibles au début, s’assemblèrent, par la suite, pour former des phrases, puis des paragraphes entiers. Il y reconnut quelques passages de livres divers qu’il avait lus : Richard Burton, encore une fois, La monadologie de Leibniz, Béatrix ou la logique des contraires de Balzac, Babylone de René Crevel, mais aussi des écrits plus futiles, tels qu’un article sur la cuisine bretonne, un autre dans Paris Match sur Thalassa ou dans Le nouvel observateur sur Julos Beaucarne…. Mais, la plupart des passages lui étaient impossible à identifier, bien que quelques-uns lui rappelaient certains souvenirs d’enfance ou d’adolescence : une journée à la campagne avec des cousins, une autre, avec des amis de lycée, au quai d’Orsay ou dans une ruelle de Lyon avec Séverine et d’autres amies….

Ces textes enfin disparurent, l’écran devint blanc, un silence accablant emplit la salle. Yannick attendait. Il voulait que des paysages se dessinassent de nouveau, mais rien ne parut. Il se leva donc et quitta la salle, exténué et courbatu.


Il s’assit dans le séjour jusqu’à cinq heures puis se leva pour se déshabiller et dormir. Dans la salle de bain, alors qu’il se brossait les dents devant le miroir, il distingua trois lignes épaisses qui dépassaient ses cheveux et se dessinaient sur son front. Il essaya de voir son crâne, mais sa chevelure était épaisse : il n’était pas allé chez le coiffeur depuis plus de deux mois. Il hésita un peu, puis il prit son rasoir et rasa la partie du crâne d’où venaient les trois lignes. Il remarqua alors, en regardant de plus près, qu’elles représentaient chacune la reliure d’un livre, dont le titre se réduisait à une lettre. Il lut : P E R.

Il entra dans sa chambre et se mit dans le lit. Il lut, pendant quelques minutes, La main enchantée de Nerval, puis posa le livre, sur la table de chevet, à côté de trois autres : Petits traités d’histoire naturelle d’Aristote, De causis mirabilium de Nicole Oresme et Kritik der reine Vernunft de Kant.

Il a plu enfin. Mais Yannick dormait. Il ne rêvait pas. Il dormirait jusqu’à midi et sortirait ensuite se promener dans un jardin public.