L e   V i n            W i n e
verre



Le dieu du cep : marque et limites du temps


Depuis l'aube du temps, l'homme a cherché le recueillement. Nous retrouvons cette attitude dans toutes sortes de textes, dont plusieurs écrits de l'Egypte, le voyage d'Utnapishtum dans l'épopée sumérienne de Gilgamesh, dans nombre d'écrits grecques et ainsi de suite. Ce recueillement s'est vu conjugué par un rassemblement, où tout un groupe ou tout une communauté se recueillait. C'est au sein de ce se recueillir et de ce rassembler que nous cherchons ici à évoquer le dieu du cep, la vigne et le vin, pour aborder l'essence première de ce dieu et la signification la plus profonde qu'il entretient à l'homme et au temps original, c'est-à-dire pensé à partir de l'origine, de la naissance, où l'homme mène son existence. Nous essaierons d'élucider comment ce dieu du cep donne les particularités temporelles du monde de l'homme ; comment aussi, rassemblant en lui tout en offrant et s'offrant, il remplit tout le sens de la terre, c'est à dire son mouvement propre et sa signification profonde, pour et par le mortel qu'est l'homme.

Pour nous donner un chemin, un guide, nous suivrons le vigneron ; nous le suivrons dans les sillons de son vignoble et de son exister propre, en ne gardant que les détails qui nous sont nécessaires et en laissant la temporalité advenir dans notre langage. Nous aurons alors accompli le voyage du retour dans l'année du dieu. Empruntons le sentier de l'homme, de son labeur et de sa vigne, du mortel et de son dieu !


Janvier :

La nature est paisible, le cep ne porte rien, le sol est gelé, la terre se repose. Le vigneron, quant à lui, travaille en rassemblant ses aides autour de lui. Il travaille parce qu'il doit préparer tout le matériel nécessaire à la garde de la vigne, à son soutien : fils, pampres, échalas...

Dans le mois de janvier, l'automne est présent par ses traces : le vigneron marche dans les sillons creusés par les pluies automnales pour les régulariser, les nettoyer et les renforcer. Il suit l'extension de la saison précédente, son ad-venir.


Février :

Le vigneron descend dans sa cave. Il est devant les fûts. Le maître de chai l'accompagne et déguste sur fût les différents vins. Ce qui le préoccupe surtout est le bon déroulement de la fermentation malolactique. Celle-ci reste un mystère, le mystère de la transformation du vin, la Cana qui se répète : on ne sait toujours pas quand elle se déclenche. Il faut toujours l'attendre, surveiller, veiller sur le vin, jusqu'à son arrivée. C'est elle qui fera diminuer l'acidité du vin, le maître de chai l'arrêtant au moment opportun, selon le cépage. Entre l'inattendu du commencement et le compter du maître, se communique une temporalité multiple qui nécessite tous ses éléments humains et terriens pour garder son unité et s'ouvrir à ses possibilités premières. Le maître attend, suit le vin, l'accompagne, le dit.


Mars : La vigne pleure (weep)

En mars, le vigneron est devant l'avenir de la vigne. Dans celui-ci s'annonce et s'attarde la souffrance : le vigneron s'apprête à tailler la vigne. Il taille les sarments, les empêche d'avoir une production excessive , mais il doit, en même temps, les laisser assez longs pour qu'ils puissent résister au gel, au vent froid ou, éventuellement, à la grêle – il garde la vigne en lui posant ses limites et en épousant, avec elle et son labeur, sa finitude. Ce n'est que dans ses limites que la vigne est vigne, qu'elle exprime son lien à l'homme qui l'accompagne.

En taillant de ses mains, en offrant sa main aux sarments, le vigneron regarde de près et choisit les « yeux » à enlever, les bourgeons qu'il faut ôter pour que la vigne prenne l'élan qui lui correspond. Ce travail permet aussi à la vigne de vivre : la sève circule plus correctement et plus abondamment entre la racine et les feuilles, irriguant le caché et l'ouvert dans leur unité, exprimant leur lien nécessaire, puisant dans la terre et (s')offrant au ciel. Auprès de la vigne où circule le possible, les bourgeons que le vigneron laisse parfois sur le sol, nourrissent, rappellent le devenir continu et redeviennent terre.

L'homme, s'occupant ainsi de la vigne et de la terre qui l'abrite et la donne, est le mortel qui ne prend pas la terre pour stock ; il ne calcule pas, bien qu'il mesure et demeure dans la mesure qui s'impose ; il ne détruit point, il ne couvre pas et n'oublie pas. En même temps il ne se donne pas fatalement à la terre ; il ne se refuse pas à la pensée mais bien l'inverse, il l'accueille et y est ; il ne rejette pas ce qu'il est mais s'affirme dans son être le plus intime et le plus authentique. Ce vigneron est toujours, à chaque instant, dans chaque décision, dans la temporalité, dans son présant qui n'est ni plus ni moins que l'avenir lui permettant d'être dans le lieu où les choses sont réunies pour effectuer la donation.


Avril – mai :

La terre s'ouvre, l'énigme s'exprime, elle dit son essence comme secret terrien. La terre s'impose comme terre, elle se communique comme donation que le commun des mortels, désignation pleine de sens, perçoit comme miracle de la nature. Sur la vigne les premiers bourgeons – fruit du travail dur, fruit du printemps parce que fruit de l'automne et des douleurs silencieuses de l'hiver – apparaissent et transforment les rameaux. Le rameau est alors le signe du venir, de l'attente passée et de celle à venir, de la patience constante et de la constance. Ce rameau, ses bourgeons, et leur sortie dans l'ouvert, sous le ciel généreux, appellent le vigneron, s'ouvrent à lui comme appel essentiel et temporal. Il doit alors sortir dans le vignoble et ébourgeonner pour aider la vigne à contrôler le nombre de rameaux à venir. Ce faisant, il demeure tout le long dans le respect et le secret que lui intime la terre, le sommant vers elle et vers son fruit.

Pendant ce temps-là, Le maître de chai est toujours en cave, suivant de près l'évolution des vins, les clarifiant, les filtrant, les aidant ou plutôt se conformant à la réalisation de leurs plus grandes possibilités, inépuisables sans qu'elles aient pour but une sorte de perfection impossible. Le vin ne demande pas un progrès infini mais un respect continu accompagné d'une humilité pensante. Le vin, après tous ces soins et ce souci, est mis en bouteille, prêt pour les mortels, vieillissant et s'ouvrant auprès d'eux.

D'autres vins en barriques ne sont pas encore prêt à l'embouteillage. Le vigneron vient les déguster, les tester, les sentir, puis les ouiller comme il se doit pour remplacer « la part des anges », à moins qu'il laisse leur oxydation s'imposer, comme pour le vin jaune et le Savagnin non-ouillé du Jura, et le vin former ainsi une couche blanche protectrice. Le vin ne se transformera pas ainsi en vinaigre, il restera dans le déploiement de ce qui lui est le plus propre. En plus, les barriques de bois deviennent, pour une durée, sa demeure : elles lui permettent de respirer, de vivre, de se transformer, de devenir ce qu'il est, tout en y laissant un goût qui ne devrait jamais l'envahir et interdire le dégagement de ses arômes propres. Le bois de la demeure du vin en attente ne l'enferme pas, il est, au contraire, l'ouverture de ses possibilités les plus secrètes, s'offrant par la suite tout en gardant, pour la pensée qui les approche, la grandeur et la simplicité de leur secret, auprès du mortel qu'elles invitent. Lorsque le bois respire, le vin respire avec lui – leurs êtres se croisent et s'associent, leurs destins s'unissent et ne peuvent se destiner que dans cette union de leur présance. Le vigneron déguste, entre dans cette demeure, interdit mais sûr, timide mais fort, appelé dans le plus tendre de l'amour.

Mai - juin :

L'homme doit compter avec le temps et la φύσις, tout en restant dans la temporalité propre.

Il compte donc, il se demande en montant et en descendant les coteaux : Combien faut-il arracher ? Combien faut-il laisser ? Que faut-il laisser ou enlever ? faut-il garder le moins de végétation ?... En même temps, il doit surveiller le temps, les prévisions météorologiques, le ciel, et ce sans arrêt jusqu'aux vendanges qui accompagnent l'arrivée de l'automne. Les signes du ciel appellent le travail de la terre que les mains du mortel touchent et emménagent, répondant à son appel, au possible de ses limites. Compter avec le temps se précise : c'est faire l'œuvre propre dans ce que la temporalité propre permet comme donation, c'est-à-dire dans le rassemblement des quatre pôles premiers dans leur essence : les dieux divins, et donc terrestres et célestes, l'homme devenu mortel de par son retour vers son essence de mortel, du ciel et de la terre, où il n'y a pas de passage évanescent du point de vue des valeurs mais un déploiement qui rappelle et retient en lui à chaque fois et à chaque instant la verticalité du temps originaire.

Août :

Le ciel refuse l'abondance des pluies, son soleil assèche la terre dont la souffrance s'exprime tout le temps dans celle de la vigne. Mais le refus du ciel, la douleur de la terre puis de la vigne est l'accomplissement des plus grandes possibilités de cette dernière. Elle endure les affres de la sécheresse, les atermoiements de la pluie, l'interdiction de la terre – elle est dans le danger. C'est seulement depuis ce danger que le cep deviendra fort, décidera d'aller plus loin, atteindra ses possibles, s'accrochera fortement à la terre, s'installera pour un temps et s'ajustera à son destin. Les racines du cep souffrant descendent dans le plus bas de la terre pour puiser l'eau nécessaire à leur survie. Elles parcourent des couches de nature différente et acquièrent à chaque pas un nouveau caractère, elles parachèvent à chaque fois une de leurs possibilités, elles atteignent toujours plus leur essence propre, qui s'exprime par une présance cachée et secrète, loin de tout regard et de toute emprise et s'exprimant en promesse.

Mais le mortel aussi besogne : il prépare l'arrivée du raisin mûri, la réalisation de la promesse. Ce n'est pas là l'espérance chrétienne, mais bien où celle-ci trouve son origine qui lui reste cachée. Dans la cave, on prépare avec plus d'empressement les vendanges, on est déjà au cœur de l'automne – l'accueille du temps se prépare. Le vigneron organise l'aide, la main d'œuvre à venir, il appelle les fournisseurs d'outils, il en reçoit quelques-uns, les teste et les examine, leur assignant chacun une tâche, et tout pour la tâche qui les rassemble tous. Les machines destinées à accueillir le raisin sont examinées, réparées, retestées ; les barriques, les cuves, les fûts sont vérifiés et nettoyés pour préparer, à leur façon et dans leur mode d'être particulier, l'accueil – leur être est dans le versement, mais il est aussi dans le recueillir qui deviendra le se recueillir du vin vieillissant et respirant, rassemblement des choses du monde des mortels.


Septembre et octobre :

L'automne arrive, les vendanges hésitent, le raisin a atteint sa maturation, il se rengorge toujours davantage de sucre et perd de plus en plus son acidité. Pendant cette transformation, les arômes se développent – ils sont l'expression de toutes les couches inférieures de la terre, dans leur diversité, portant les possibles du raisin dans leur projet que les mains des hommes doivent mener à bout. Les grappes attendent de raconter en silence l'Histoire de la terre et de ce qui accomplit son essence à partir d'elle : les milliers d'années des sols, les fruits qui laissent leurs traces, les légumes qui demandent leur mot, les pierres qui ancrent le cep et les arômes, l'animal qui porte les premiers temps lugubres des hommes dans l'odeur de sa peau, le gibier qui enrobe le liquide et demande à être maîtrisé, les agrumes qui dégagent la fraîcheur des sourires...

Le vigneron entre dans le réel du respect et doit travailler avec beaucoup de subtilité et de discernement : chaque cépage et chaque vignoble ont le temps de vendange qui les convient. Vendanger trop tôt c'est perdre les arômes du vin, toute cette complexité unie, toutes ces possibilités réalisées, c'est pleurer le passage de l'expression intime de la terre dans les bras des hommes ; vendanger trop tard c'est laisser le vin acquérir une lourdeur dépourvue de tout raffinement – le vin n'est alors pas mort, et mourir pour un vin c'est atteindre la limite de son projet sur la table des hommes ; mais il est dans l'impossible de ses possibles, perdu par le manque de garde et de souci, par l'oubli de la tendresse et des conséquences de la détresse. Les vendanges demandent une décision qui se fait au bon moment, dans l'instant réalisant les possibles. Celui-ci n'est engagé que par le mortel qui demeure constamment dans l'intimité des choses que la vigne rassemble autour d'elle et où surgira l'événement appropriant convenable, toujours dans l'énigme du don du dieu du cep. L'instant est entre le trop et le trop peu, il demande le discernement, l'appelle, lui est à chaque fois ouvert pour un moment avant d'échapper et d'emporter les possibles souvent tombés dans l'oubli – il est le temps de la décision authentique.

Quant à la cave, celle-ci exprime, pendant les vendanges, son être comme accueil : les caisses se remplissent, s'y vident, ressortent et reviennent pleines, sans arrêt. Le raisin est là, dans les contenants et entre les mains des hommes qu'il tache et pénètre. On le pèse, on le goûte, on en détermine l'acidité et le taux de sucre... il passe sur puis dans le corps des hommes avant d'être embrassé et abrité par les fûts.

Le raisin est alors égrappé (pour le vin rouge) et pressé. Le jus entre dans les fûts où commencera sa fermentation. Il est la mémoire de la terre, souvenir qui retient l'instant propre et la trace du dieu du cep. Tout se passera désormais dans le plus secret de l'être du fût, entre contenir (fassen), sauvegarder, garder, accomplir, rassembler et verser. L'être du fût est aussi et surtout dans la maturation, c'est-à-dire dans l'accomplissement du rassembler.

Dans le fût, se rencontre l'accomplissement des possibilités, qui exprime tout ce que donne le dieu du cep aux mortels. S'y retrouvent le liquide, la couleur, les arômes, le sol natal, le labeur des mortels, l'odeur de leurs mains, le don, l'éclair du ciel, la douleur de la terre, la souffrance du dieu du cep. Le fût rassemble en lui les déterminations essentielles d'un monde : dans son être s'exprime le fondement.

Les mortels se rassemblent. Tous les soirs, après les vendanges, ils se rencontrent : ils mangent ensemble, boivent du vin, parlent de leur journée, de leur passé et de leur avenir, de la qualité du raisin qu'ils récoltent. C'est le moment où le corps souffrant se repose, se recueille et se prépare pour le lendemain. Ce qui l'emmène auprès des autres, ce qui fait de ces repas simples un moment principal des vendanges, c'est aussi le dieu du cep, le sang qui coule dans la vigne puisé dans les lieux les plus obscurs du mystère de la terre.


Décembre :

Décembre n'est pas tout simplement la fin d'une année et l'arrivée d'une autre. L'année atteint sa fin dans le commencement d'une autre qui garde fidèlement la mémoire de tout ce qui la précède. Chaque année est dans le labeur et le repos des autres, où le vin sommeille comme secret du dieu du cep et accomplit son essence le long des jours et des nuits.

Le vigneron rencontre en décembre, mais aussi en d'autres mois, ceux qui partageront le goût et la richesse du don du vin ; il présente le résultat de sa récolte avec un atticisme fin et un respect presque timide. Le vin passe vers d'autres mortels.

La bouteille sur une table, le soir qui rassemble des hommes, des familles, un foyer, est la mémoire, le se remémorer offert aux mortels. Le dieu du cep reste dans le versement, il est de par l'offrir de la bouteille.

Depuis les choses du monde et dans la rencontre spécifique qui les rassemble dans le monde des mortels, ce qu'il y a de divin entre les hommes accède à ce qui l'exprime, et cette accession se fait par le dieu du cep.

Le dieu qui garde accomplit exactement ce qui se cache derrière la parole, ce qui est dans l'indicible, ce qui précède la logique ce qui reste encore une énigme et doit être recherché comme secret de l'eksister des mortels (mais là c'est une autre histoire, une autre planche).

Notons, cependant, que tout rassembler, que le dieu du cep occasionne, se fait toujours par l'homme, qu'il le pense ou cherche à le penser ou non : l'homme répond à l'appel du dieu du cep, au don de la terre, il sort et se retrouve dans le propre de son être en étant dans le rassembler, dans le porter-les-unes-vers-les-autres des choses, appel du même coup aux hommes d'être ce qu'ils sont : les mortels.

L'expansion du dieu du cep crée les lieux du déploiement de ce qui est divin dans le monde des hommes et assure leur attachement à la terre à chaque moment de leur pensée, c'est-à-dire de leur être. L'homme est alors autochtone au premier sens grec d'ἀυτόχθωνος. Il est dans l'appartenance au surgissement premier et spontané de ce qui est effectivement. Le mortel vient de la terre (χθών), du dieu de cette terre, du cep. S'accordant au dieu de la terre, entrant dans son lieu secret, il appartient au surgissement, à la donation de la terre et est par-là dans le Même (ἀυτός).